CHAPITRE TREIZE

La scène fut interrompue par Damien, Jack et Erik, qui accoururent, suivis de Duchesse. Jack me jeta un coup d’œil, hurla et s’évanouit. Damien le rattrapa à temps, lui évitant de se cogner la tête par terre. Il l’allongea sur le lit de Lucie tandis que le pauvre labrador, bouleversé, gémissait, ses grands yeux marron inquiets passant de moi à Jack, à Damien, à moi, puis de nouveau à Jack.

Puis Damien rejoignit les autres, agglutinés autour de moi. Darius se fraya un passage parmi mes amis tel un Moïse vampire traversant la mer Rouge.

— Ils doivent former un cercle et se concentrer sur les pouvoirs de guérison de leur élément, lança-t-il à Aphrodite.

Elle hocha la tête, me toucha doucement le front, puis se mit à la tâche.

— Troupeau de ringards, à vos places ! On va le former, ce cercle.

Erin et Shaunee le dévisagèrent, désemparés.

— Je… je ne sais pas dans quelle direction se trouve l’est, dit Damien d’une voix pleine de larmes.

Lucie pressa ma main avant de la relâcher.

— Moi, si. Je sais toujours où est le nord, je peux te montrer.

— Mettez-vous autour de la table, ordonna Darius. Et apportez-moi un drap.

Damien retourna vers le lit, murmura à Jack, qui s’était réveillé et pleurait comme un bébé, que tout allait s’arranger, attrapa le drap du dessus et le tendit à Darius.

— Reste avec moi, prêtresse, fit le combattant. Heath, Erik, continuez de lui parler.

Erik prit ma main libre.

— Je suis là, Zœy, dit-il. Il faut que tu t’en sortes. On a besoin de toi.

Il hésita un instant, ses beaux yeux bleus plongés dans les miens.

— J’ai besoin de toi, et je suis désolé pour tout à l’heure.

Heath porta mon autre main à ses lèvres et l’embrassa avec tendresse.

— Hé, Zo, je t’ai dit que je n’avais pas touché une goutte d’alcool depuis plus de deux mois ?

C’était trop bizarre, de les avoir tous les deux à côté de moi ! Même si j’étais contente qu’ils ne se bagarrent pas, ce n’était pas forcément bon signe : je devais être dans un sale état.

— C’est bien, non ? J’ai arrêté de boire.

J’aurais bien aimé le féliciter. C’était à cause de son problème de boisson que j’avais rompu avec lui juste avant d’être marquée.

Darius ôta la chemise d’Erik de ma poitrine et déchira le haut de ma robe. Je sentis l’air frais des souterrains sur ma peau maculée de sang.

— Déesse, non ! s’écria Erik.

— Ah, merde ! lâcha Heath en secouant la tête. C’est moche, vraiment moche. Personne ne peut survivre à…

— Aucun humain ne peut survivre à une telle blessure, mais Zœy n’est pas humaine, et je n’ai pas l’intention de la laisser mourir, le coupa Darius.

Je commis l’erreur de baisser les yeux. Heureusement, je n’avais plus assez d’énergie pour hurler. Une grande lacération partait du haut de mon épaule gauche, passait au-dessus de mes seins et se terminait à mon épaule droite. La coupure était profonde et irrégulière. Des bouts de peau hideux y pendouillaient, découvrant plus de muscles et de graisse que je n’aurais jamais cru avoir. Cependant le saignement n’était pas abondant. Oh non ! Je m’étais vidée de mon sang ! Je commençai à pousser des petits halètements hystériques.

— Zœy, regarde-moi, dit Erik.

Comme je continuais de fixer ma blessure, sur laquelle Darius pressait de gros carrés de gaze, Erik prit mon menton et me força à lever les yeux.

— Tu vas t’en sortir. Il faut que tu t’en sortes !

— Oui, Zo, enchaîna Heath. Ne regarde pas. Rappelle-toi ce que tu me disais quand je me blessais en jouant au foot : « Ça fait moins mal si tu l’ignores. »

Erik relâcha mon menton, et je réussis à hocher la tête. Si j’avais été capable de parler, je leur aurais assuré que je ne comptais pas m’imposer une nouvelle fois ce spectacle. J’en avais assez vu.

— Le cercle ! lança Darius.

— Nous sommes prêts, répondit Damien.

En effet, lui, Lucie et les Jumelles avaient pris position autour de nous.

— Alors, allez-y, ordonna Darius d’un ton brusque.

Il y eut un silence embarrassé.

— C’est toujours Zœy qui forme le cercle, finit par dire Erin. On ne l’a jamais fait sans elle.

— Je m’en occupe, annonça Aphrodite.

Elle s’approcha de Damien, qui lui jeta un regard dubitatif.

— Pas besoin d’être un novice ou un vampire pour le faire. Tout ce qu’il faut, c’est être attaché à Nyx. Et je suis attachée à Nyx. Mais vous devez me soutenir, d’accord ?

Damien me consulta du regard. Avec un effort qui me coûta le peu d’énergie qu’il me restait, j’inclinai la tête. Il me sourit.

— Je suis avec toi, dit-il à Aphrodite.

Aphrodite se tourna vers les Jumelles.

— Nous aussi, fit Erin.

Ensuite, elle s’adressa à Lucie, qui s’essuya les yeux et me fit un grand sourire confiant.

— Tu m’as sauvé la vie deux fois. Je suis sûre que tu peux faire la même chose pour Zœy.

Aphrodite rougit, releva le menton, redressa les épaules, et je sus que, pour la première fois, elle se sentait acceptée dans notre groupe.

— OK, allons-y. C’est le premier élément, celui que nous accueillons dès notre premier souffle, jusqu’au dernier. J’appelle l’Air !

Une brise soudaine souleva les cheveux de Damien et Aphrodite. Avec un soulagement évident, elle se dirigea vers Shaunee.

Alors, je cessai de suivre le rituel, ou plutôt mon champ de vision commença à se rétrécir, et tout devint gris, comme si j’étais dans un tunnel.

— Zœy, tu es toujours avec nous ? demanda Darius.

Je n’arrivais pas à lui répondre. J’avais l’impression que ma tête était très légère, et le reste du corps incroyablement lourd, comme si un imbécile y avait garé un camion.

— Zœy ? dit Erik. Zœy, regarde-moi !

— Zœy ? Bébé ?

J’aurais beaucoup aimé les rassurer, mais j’en étais incapable. Mon corps ne fonctionnait plus correctement. J’avais le sentiment d’assister en spectateur détaché à un jeu qui se déroulait autour de moi. Je pouvais regarder, mais je ne pouvais pas participer.

— Tous les éléments sauf l’esprit ont été invoqués, déclara Aphrodite, qui se tenait à côté de Darius. C’est celui de Zœy…

— Appelle-le. Vous autres, concentrez le pouvoir de votre élément sur Zœy. Remplissez-la de force, de chaleur et de vie.

Aphrodite invoqua l’esprit ; cependant je n’éprouvais pas l’énergie que sa présence me donnait habituellement. Je sentis un courant d’air chaud ; puis l’odeur de la pluie et de l’herbe coupée me parvint, mais cela ne dura qu’un instant. Le voile gris devant mes yeux était de plus en plus épais.

J’entendis Darius demander :

— C’est toi l’humain avec lequel Zœy avait imprimé ?

— Oui, répondit Heath.

— Parfait. Ton sang lui sera encore plus bénéfique que celui d’Aphrodite.

— En voilà une bonne nouvelle, murmura Aphrodite en s’essuyant les yeux du dos de la main.

— Accepterais-tu que Zœy boive ton sang ?

— Bien sûr ! s’exclama Heath. Dis-moi ce que je dois faire.

— Assieds-toi là. Tiens sa tête sur tes genoux, puis donne-lui ton bras.

Heath se percha sur la table, puis Darius et Erik posèrent ma tête sur ses cuisses tièdes. Il tendit le bras, que Darius agrippa fermement. Je ne comprenais pas ce qu’ils fabriquaient, jusqu’à ce que Darius appuie la lame de son couteau suisse sur le poignet de Heath.

L’odeur du sang m’enveloppa comme un brouillard exquis.

— Mets la coupure contre sa bouche, ordonna Darius.

— Allez, bébé. Bois un peu. Tu te sentiras mieux, murmura Heath.

En temps normal, je n’aurais jamais fait une chose pareille devant Erik et mes copains, même si le sang de mon ami sentait délicieusement bon.

Néanmoins, la situation n’avait rien de normal. Alors, quand Heath posa son poignet contre mes lèvres, j’ouvris la bouche, plantai mes dents dans sa peau et me mis à boire.

Heath passa l’autre bras autour de moi, enfouissant son visage dans mes cheveux. Le monde se rétrécit, comme s’il n’y avait plus que lui et moi, et son sang qui explosait dans ma bouche. Dès la première gorgée, je repris conscience de mon corps et je ressentis une douleur si intense dans ma poitrine que j’aurais arraché ma bouche à sa peau s’il n’avait pas resserré son étreinte.

— Non ! chuchota-t-il à mon oreille. Si j’arrive à tenir le coup, toi aussi, tu en es capable, Zo.

Je tressaillis : nous avions imprimé de nouveau ! Même dans mon état, je m’en rendais compte. J’avalais son sang avec sauvagerie, mue par mon instinct de survie et, par l’Empreinte qui nous liait, Heath ressentait ma souffrance, ma peur et le besoin que j’avais de lui, toutes ces choses que l’engourdissement de mon corps avait étouffées. La douleur était cuisante, et je comprenais maintenant que je risquais vraiment de mourir.

Je gémis, bouleversée par la pensée de ce que je lui infligeais.

— Ce n’est rien, bébé. Ce n’est rien. Ce n’est pas si terrible, murmura-t-il, les dents serrées, en proie à un mélange de souffrance et de désir.

Je ne sais pas combien de temps s’écoula. Soudain, je réalisai que, même si ma blessure me faisait toujours un mal de chien, mon corps s’était réchauffé. Une petite brise me caressait la peau et portait à mes narines les senteurs d’une pluie de printemps et d’un champ de foin. Mon esprit était lui aussi revigoré. Le sang de Heath m’avait donné suffisamment d’énergie pour me permettre d’accepter l’aide des éléments qui réconfortaient mon âme tout en apaisant mon corps.

Soudain, je m’aperçus que Heath avait arrêté de me parler. J’ouvris les yeux : il était pâle à faire peur. Il se serait affalé sur moi si Darius ne l’avait pas retenu fermement par les épaules.

Aussitôt, je cessai de boire.

— Heath !

L’avais-je tué ? Paniquée, j’essayai de m’asseoir, mais la douleur m’en empêcha.

— L’humain va bien, prêtresse, me rassura Darius. Referme sa plaie pour qu’il ne perde plus de sang.

Je passai la langue sur son poignet. « Guéris… Ne saigne plus. » Lorsque je m’écartai, je vis que l’hémorragie s’était arrêtée.

— Tu peux rompre le cercle, dit le combattant à Aphrodite, qui me regardait avec curiosité.

« Tu vois, aurais-je voulu lui dire, il y a toutes sortes d’Empreintes. Celle que j’ai avec Heath n’a absolument rien à voir avec celle que tu as avec Lucie. » Mais je n’avais pas assez de force, et je ne me sentais pas prête à répondre à la tonne de questions qu’elle m’aurait sans aucun doute posées.

Elle adressa un sourire charmeur à Darius, et je me souvins que ma première Empreinte avec Heath avait été brisée quand j’avais couché avec Loren. Tout compte fait, c’était Darius qui allait devoir répondre à ses questions,.. À en juger par son air ravi, il acceptait cette tâche avec plaisir.

— Erik, aide-moi à la porter jusqu’au lit, fit-il.

Le visage fermé, Erik souleva ma tête des genoux de Heath. Puis lui et Darius m’allongèrent sur le lit libéré par Jack.

Les yeux écarquillés, ce dernier observait la scène en caressant nerveusement Duchesse.

— Va vite chercher quelque chose à manger et à boire, lui demanda Darius. Et une bouteille de vin. Les novices rouges doivent rester à distance.

Jack hocha la tête et décampa, la chienne sur les talons.

— Ils ne vont pas attaquer Heath, déclara Lucie en me prenant la main. D’autant plus qu’il a imprimé avec Zœy. Son sang sent mauvais maintenant.

— Je n’ai pas le temps de vérifier ça, répondit Darius, qui examinait ma blessure. Bien, tu ne saignes plus.

— Je te crois sur parole, murmurai-je, heureuse d’avoir retrouvé ma voix, si faible et tremblante soit-elle. Merci pour le cercle, les amis.

Ils se précipitèrent tous vers moi.

— Stop ! les arrêta Darius. J’ai besoin d’espace pour travailler. Aphrodite, va me chercher des pansements dans la trousse de secours.

— Hé, est-ce que j’ai fini de mourir ?

Il me regarda dans les yeux, et j’eus la certitude que j’avais failli y passer.

— Oui, tu n’es plus en train de mourir.

— Mais… ? le relançai-je, sentant qu’il se retenait d’ajouter quelque chose.

— Il n’y a pas de « mais », intervint Lucie. Tu ne mourras pas, point final.

— Mais il te faudra plus de soins que je ne peux t’en donner pour guérir complètement, enchaîna Darius.

— Comment ça, plus de soins ? intervint Aphrodite, qui tenait plusieurs pansements dans son poing serré.

— La blessure de Zœy est très grave, soupira-t-il. Le sang de l’humain lui a sauvé la vie en remplaçant celui qu’elle avait perdu et en lui donnant suffisamment de forces pour accepter le pouvoir des éléments, mais elle ne peut se remettre seule d’un tel traumatisme. Elle n’est encore qu’une novice ; même pour un vampire adulte, ce serait difficile.

— Mais elle a l’air d’aller mieux maintenant, objecta Damien. Elle nous parle.

— Oui, je n’ai plus l’impression de partir.

Le combattant hocha la tête.

— C’est très bien. Néanmoins, tu as besoin de points de suture.

— Et ça, alors ? demanda Aphrodite en désignant les paquets de bandages.

— Ce n’est que temporaire. Il lui faut de véritables points de suture.

— Alors, recouds-moi.

J’essayais de me montrer courageuse, même si imaginer Darius en train de plonger une aiguille dans ma chair me donnait envie de vomir, ou de pleurer, ou les deux à la fois.

— Il n’y a pas de fil dans la trousse.

— Ça, c’est facile à trouver, déclara Erik, qui regardait tout le monde sauf moi. On n’a qu’à aller à la pharmacie de l’hôpital Saint John.

— Oui, c’est une idée, opina Lucie. Je pourrais aussi ramener un médecin. J’effacerai sa mémoire quand on l’aura redéposé là-bas. Merci, Lucie, mais je ne pense pas que ce soit une bonne solution, dis-je.

Mine de rien, elle venait de nous proposer de commettre un enlèvement et un lavage de cerveau, et ça me mettait mal à l’aise.

— Le problème n’est pas aussi simple que ça, intervint Darius.

— Alors, explique-nous, demanda Heath en se redressant.

— Un médecin ne suffira pas. Sans la proximité de vampires adultes, les dommages infligés à son corps lui seront fatals.

— Attends un peu ! fis-je. Je croyais que je n’allais pas mourir.

— Tu ne vas pas mourir de cette blessure, mais si tu ne rejoins pas une assemblée importante de vampires, tes réserves d’énergie vont s’épuiser, et tu vas rejeter la Transformation.

Darius fît une pause pour nous permettre de bien assimiler la portée de ses propos.

— Tu n’y survivras pas, reprit-il. Tu nous reviendras peut-être, comme Lucie et les novices rouges, mais ce n’est pas sûr.

— Ou alors, tu seras comme cet abruti de Stark, dit Aphrodite. Complètement cinglée. Et tu voudras nous tuer.

— Tu n’as pas le choix, conclut Darius. Tu dois retourner à la Maison de la Nuit.